mercredi 21 janvier 2015

L’équilibre régional du pays en décomposition















Un article du journal Epohi au sujet des conséquences de la crise en terme d'aménagement du territoire et de développement régional.

Alors que les politiques sociales et économiques s’enrayent, l’espace et le territoire ne peuvent être ignorés par la gauche si celle-ci tient à ce que sa politique de développement soit qualitativement compatible avec son idéologie. C’est pourquoi l’annonce par Alexis Tsipras à Thessalonique que se tiendront treize congrès régionaux de SYRIZA afin que soient mis sur pied ses programmes régionaux a suscité l’optimisme, dans la mesure où la dimension régionale n’a jamais caractérisé la politique dominante en Grèce.
I Epohi a pensé qu’une interview avec le professeur Kostis Hatzimichalis, grand connaisseur du sujet, porteur d’expériences de luttes sur plusieurs décennies, et connu internationalement, pourrait aider. Les questions et problématiques régionales sont aujourd’hui très aigues, alors que nous nous trouvons dans la sixième année de crise et de purge néolibérale. Il s’agit d’un champ très complexe de notre réalité sociale. Mais c’est aussi la source de notre scepticisme. La mise en place si précipitée, et si insuffisamment documentée du point de vue scientifique, des conférences régionales, en est la première raison. La seconde est organisationnelle. Car il est humainement impossible, avec ce type de préparation, que soit mis en valeur le savoir social de membres et d’amis du parti, par leur participation et leur contribution. Considérons, malgré tout, qu’il s’agit d’un premier pas positif et essayons, tant que possible, qu’il soit substantiel et dépasse les habituels clichés de la communication.

Interview réalisée par Pavlos Klavdianos – 09/11/2014

Au bout de six ans de crise, et malgré l’absence de nombreuses données, il me semble que nous pouvons parler des conséquences de celle-ci sur les équilibres régionaux de notre pays.

Il est vrai que nous n’avons pas de données issues de recensements. Le recensement de 2011 a eu lieu au début de la crise, seule une partie de ses données sont accessibles et nous n’avons d’informations sur l’emploi par régions que dans les recherches sur la force de travail. Ce qui apparaît de façon certaine comme tendance jusqu’aux mesures fiscales de 2014 c’est que les centres urbains, les grands en particulier, sont les plus touchés, que les zones touristiques sont touchées à un niveau intermédiaire, mais de façon particulièrement inégale entre elles, tandis que les régions agricoles qui produisent des denrées demandées sur le marché intérieur et international semblent moins frappées – relativement toutefois, car elles ont aussi beaucoup souffert.

Paupérisation généralisée

A partir de la façon dont l’économie grecque s’est tenue face à la crise, pourrait-on dire qu’un équilibre régional s’est maintenu de façon peu ou prou satisfaisante ?

Déjà avant la crise, nous avions des structures régionales particulièrement inégales. C’est le résultat des décennies de modernisation et de la préparation des Jeux Olympiques, lors desquels les crédits de l’UE et les investissements d’Etat n’ont pas été utilisées de façon productive, de façon à aider les régions qui en avaient besoin. Au contraire, des sommes énormes ont été investies dans les grands centres urbains, surtout à Athènes, provoquant un creusement des inégalités régionales. Dans ce contexte de force productive particulièrement inégale et déjà diminuée, la crise arrive et s’installe, elle provoque un effet démultiplicateur sur ces résultats néfastes et une paupérisation généralisée partout. Si on considère cela au niveau régional, des grandes unités régionales, on observe un nivellement global vers le bas. Quand en revanche on change d’échelle, que l’on va à l’intérieur des régions et que l’on considère le niveau local, les différences augmentent considérablement. C’est-à-dire que la crise a entraîné une paupérisation de la population globale et relativement homogène au niveau des régions, mais à l’intérieur de chaque région les différences sont plus importantes.

Comment les politiques mémorandaires ont-elles impacté les équilibres régionaux ?

Elles ont dramatiquement et globalement réduit les salaires, les prestations sociales, les retraites et ont détérioré les relations de travail. Ce qui a eu des conséquences plus importantes au niveau local que régional. Par exemple, dans l’ensemble du pays, les salaires, allocations et pensions pesaient à hauteur de 20% dans le revenu disponible d’un ménage moyen. Mais en allant au niveau local en regardant là où sont concentrés les fonctionnaires, les retraités, là où les relations de travail ont été dramatiquement transformées, alors l’image se modifie. On voit des endroits en Epire, en Macédoine de l’Ouest, en Nord-Egée, où les coupes sombres ont concerné 50 ou 60% du revenu disponible, qui sont plus en difficulté que des endroits comme Athènes ou Thessalonique où les coupes concernent 30 à 35% du revenu disponible. A un niveau encore plus bas, environ 25%, se trouvent la Crète et les îles touristiques. On voit donc comment une mesure mémorandaire globale a des effets totalement différenciés au niveau local. Un autre exemple est la réduction des services publics au niveau local. Ceci provoque un approfondissement des inégalités intra-régionales à partir du moment où des écoles, services fiscaux, unités sanitaires et autres sont fusionnés ou supprimés et que les familles doivent déménager vers les centres urbains les plus proches.

Si nous parlions du rôle qu’a joué la fiscalité mémorandaire ?

A partir du moment où le gouvernement des mémorandums a modifié les facteurs de contribution dans l’intérêt des échelons de revenu les plus élevés et a intégré les échelons de revenu les plus bas à la masse imposable, il y aura des conséquences inégales localement sur le revenu disponible. Si les revenus les plus élevés se trouvent dans les grandes villes et les zones touristiques littorales, alors l’impact y sera moins négatif que dans les zones agricoles plus pauvres qui bénéficiaient d’une exonération, le résultat étant que la probabilité d’appauvrissement de ces dernières est plus élevée. L’ENFIA (impôt récent sur les biens immobiliers, NDT) est lui plus orienté sur le plan local. Ici, on a pour la première fois l’imposition à partir du premier euro, l’imposition indépendamment de la maison, du jardin, de la parcelle, et l’imposition de la terre agricole. Je ne suis pas de l’avis que l’on ne doive pas y toucher fiscalement, au contraire. Mais j’estime qu’il s’agit d’une politique délibérée de redistribution sociale et géographique de la richesse et de la terre au profit de ceux qui disposeront de liquidités dans les années à venir, et qui ne seront pas toujours le grand capital. Faut-il rappeler les « enrichis » de l’occupation ?

Oublier tout ce que nous savions

Quel impact auront les privatisations des infrastructures en province – aéroports, ports, dessertes maritimes, chemins de fer ?

Prenons l’exemple des transports aériens. Les néolibéraux ont célébré la privatisation d’Olympic Airlines pour créer la compétitive Aegean Airlines. Nous avons désormais un monopole privé dont personne ne parle, avalisé par l’UE, etc. Si on ajoute la privatisation des aéroports, c’est tout d’un coup la totalité du transport aérien en Grèce qui, pour peu que soient prises en compte les conditions d’accessibilité des îles éloignées, dépendront des objectifs de propriétaires privés, avec de prévisibles conséquences négatives. Les routes nationales et leurs innombrables péages sont désormais privatisés, de même pour les dessertes maritimes et bientôt les chemins de fer. Nous serons confrontés à une situation des transports dans l’espace grec qui modifiera radicalement les possibilités de mener des politiques sociales dans les zones excentrées. Mais il y a une autre dimension : la privatisation de ces infrastructures constitue une usurpation de terre et de richesse publique, de valeur accumulée à laquelle a contribué l’ensemble du peuple grec à travers la fiscalité. Les dizaines de milliers d’hectares que représentent ces infrastructures – et il faut ici mentionner le scandale de DEI (compagnie nationale de l’électricité, NDT) – avaient été expropriées par l’Etat et soudain il les offre au privé pour trois sous, en même temps que le monopole de leur exploitation et la clientèle stable qui va avec. La privatisation des transports intervient à un moment où le revenu disponible des ménages a diminué avec pour résultat la limitation des déplacements, singulièrement en véhicule particulier. Ceci impacte à son tour l’isolement des petites îles. Parce que les entreprises qui assuraient le cabotage ont vendu les vedettes rapides et ont placé sur les lignes rentables des navires conventionnels qui ignorent les petites îles. Voici un exemple de mesure générale (la baisse des revenus) qui impacte la spatialité. Si ce processus n’est pas stoppé dans son ensemble, nous aurons sous les yeux dans dix ans une Grèce méconnaissable, dans laquelle tout ce que nous connaissions n’existera plus.
Nous avons en plus une offensive contre les institutions, une série de coups d’Etat institutionnels qui changent totalement le cadre d’organisation du développement régional, avec par exemple le fast track (procédure accélérée d’investissement, NDT). Les prétendus « investissements stratégiques » ne sont plus contrôlés par les régions et les municipalités qui paraît-il ont été créées pour cela. Désormais le ministre peut engager un investissement qu’il considère d’importance stratégique, et en décider lui-même !

Que pouvons-nous ajouter sur les changements institutionnels ?

Sans exagération, je pense que tout ce que nous savions sur la législation de l’urbanisme et de l’aménagement du territoire jusqu’à l’été 2014, nous devons l’oublier. Les changements sont si profonds que presque plus rien de ce qui précède n’est vrai. La loi sur les forêts et les groupements immobiliers, l’urbanisation d’initiative privée, les plans spéciaux d’aménagement que réalisent désormais des acteurs privés, constituent un cadre néolibéral extrême qui dérèglemente tout ce qui avait un lien avec l’intérêt public et réoriente la régulation de l’espace dans l’intérêt du capital. Sur le littoral par exemple, ils ont reculé mais par des amendements ils ont introduit le droit de délimitation du littoral, ce qui était en fait le plus important. Et maintenant c’est ce qui a lieu, le propriétaire pose une délimitation à la hâte et si en l’espace d’un mois le comité de contrôle de la région en question n’émet pas de réponse – elle n’a d’ailleurs pas de personnel pour cela – la proposition du propriétaire est adoptée !

Comment la production agricole a-t-elle été impactée ?

Je ne suis pas spécialiste mais par des collègues familiers de ce sujet j’ai l’image d’une économie agricole qui, par rapport à d’autres secteurs, semble avoir résisté. Par endroits on a même constaté une augmentation du nombre d’actifs. Il existe des flux limités de la ville vers la campagne qui par contre diffèrent qualitativement de la force de travail existante, et ceci renforce le secteur, propulse les produits de qualité. Il commence à se créer, comme dans d’autres pays d’Europe, une chaîne de production locale de produits alimentaires, avec priorité aux produits de qualité, par exemple des vins, des fruits et légumes standards, des fromages, de la charcuterie, et des cultures oubliées sont réintroduites, comme les légumes secs et autres. Ceci ne concerne pas en revanche toutes les zones agricoles mais celles qui se trouvent près des grands centres urbains ou qui sont touristiques.

Le développement local ne les intéresse pas

Comment le tourisme vient-il s’insinuer dans la problématique régionale ?

En une décennie le modèle touristique a beaucoup évolué. Ce qui est en place et que promeuvent le gouvernement et les investisseurs, c’est le tourisme des grands hôtels cinq étoiles, en général all inclusive, avec golf, marinas, spa, etc. Ces investissements recherchent les meilleures zones littorales, celles qui ne connaissent pas encore le tourisme de masse. On vante le fait qu’ils favoriseront l’emploi local, le marché local et l’agriculture. Cependant les investissements sont rarement réalisés avec des capitaux propres, ils reçoivent d’importantes subventions de l’ESPA (Cadre de Référence Stratégique National, sur la base duquel sont alloués une série de fonds européens, NDT) et de l’Etat, et les retombées locales positives, qui existent réellement, sont en fait bien plus modestes, ce qui est dû aux stratégies des entreprises. Leurs approvisionnements sont rarement effectués sur le marché local, elles importent massivement de l’étranger, le personnel vient de toute la Grèce. La formidable huile de Crète, par exemple, n’est utilisée par les grands hôtels de l’île que pour les huiliers que l’on voit sur les tables. Et n’oublions pas que ces grands établissements ont des retombées négatives sur l’environnement. Un certain nombre d’hôtels s’approprient même des zones Natura, comme à Pylos et dans les centres en construction de Moni Toplou à Sitia et à Nies Magnisias. De plus les conditions de travail et de rémunération sont parmi les pires en comparaison avec d’autres branches.

Il est tout de même ahurissant que le tourisme ne puisse se lier à la production agricole, qu’il ne crée pas d’emplois bien rémunérés.

Parce que ces grandes unités, quand elles viennent investir en Grèce, viennent faire de l’argent. Le développement local ne les intéresse pas. Ceci devrait être la préoccupation de la municipalité, de la région, du gouvernement. Ils n’ont pourtant posé aucune condition, leur ont donné la possibilité d’un fast track et ainsi ils font ce qu’ils veulent. Aucun accord programmatique n’est intervenu au niveau régional ou local. Aucune condition n’a été posée concernant par exemple ce qui serait fait au niveau des embauches, sur ce qui serait acheté sur le marché local, quelle eau serait utilisée, ce qui serait fait avec les déchets, etc.

Le redressement productif ne se fait pas à la pointe du crayon

SYRIZA se lance dans une série de congrès programmatiques régionaux, suite à Thessalonique (traditionnel événement de rentrée des partis politiques, dans le cadre de la Foire Internationale de Thessalonique, NDT). Elle se constitue donc une sorte de politique régionale. Qu’en penses-tu ?

Mais SYRIZA a-t-elle une politique régionale ? Je pose d’abord la question.

En tous cas, elle tente de la mettre en place, elle doit la mettre en place.

Si cela est fait c’est très positif, de même que l’importance des congrès régionaux en termes de communication. Je crains toutefois qu’ils ne se limitent à la communication, à la télévision. Maintenant, si en effet SYRIZA a une politique régionale, je n’ai rien lu de tel, il se peut qu’elle en ait une et que je l’ignore.

A ton avis de quels éléments pourrait-elle être constituée ?

Je suis particulièrement prudent quant à donner des conseils à une formation politique, spécialement à SYRIZA. Toutefois, un pré-requis évident à n’importe quelle politique, donc y compris régionale, est l’arrêt de l’offensive en cours contre l’espace public et la richesse publique. Evidemment, ce premier pas inclut le rejet du cadre institutionnel brutal qui préside aux privatisations, au développement de l’espace, et à la destruction de la nature.

Allons plus loin. Que veux-tu dire, par exemple, quand tu parles de rejet du cadre institutionnel ?

Changer ce dont nous parlions au sujet des nouveaux plans d’urbanisme et d’aménagement du territoire, des forêts, etc. Au niveau de la politique régionale, il est sûr que les subventions qui sont toujours distribuées dans quelques endroits ne sont pas suffisantes. L’important est de commencer à réfléchir au fait que le redressement productif dont il est tant question signifie en même temps redressement du pays en matière géographique et d’aménagement du territoire. Cela ne se fait pas à la pointe d’un crayon. Réfléchissons aussi au fait que la recherche de la justice sociale, qui préoccupe tout parti de gauche sérieux, ne peut exister sans justice géographique et spatiale. Cela peut sembler difficile, on nous dira que nous n’avons pas le temps, etc., mais c’est indispensable, et c’est une chose que la politique régionale de l’UE ignore ostensiblement en se faisant la promotrice du triptyque : concurrence entre régions pour attirer les investissements, privatisations, et limitations des ressources disponibles. Nous avons besoin d’une intervention sérieuse pour repenser ces orientations, et je regrette que personne parmi nos députés européens n’ait intégré la commission pour le développement régional du Parlement.

Les contributions servant de cadre aux congrès régionaux vont à l’envers, elles mettent beaucoup en valeur le programme central de redressement. C’est cela la réalité.

Si telle est la réalité réfléchissons à comment la changer, pensons que le local existe aussi, la préoccupation du local et la force de la connaissance locale, de ceux qui vivent les problèmes sur place. Ils connaissent bien mieux les problèmes que ceux qui sont dans les bureaux. Chaque fois que l’on se rend sur le terrain et que l’on discute avec les habitants du lieu sur les questions de développement, d’économie et de production, on en revient toujours enrichi, avec une image totalement différente de celle que l’on avait sur le sujet en question, sans pour autant tomber dans le parcellaire et le particularisme.

Comment y parviendrons-nous ? A nous échapper du surplomb, du centre, et à aller vers le local, à appréhender les inégalités interrégionales, et surtout intra-régionales ?

C’est très difficile et la tradition adéquate nous fait défaut, mais ce n’est pas impossible. Une idée serait de tenir des congrès productifs locaux, pas à l’échelle régionale, mais dans quelques endroits. Ici le redressement productif ne peut être séparé des problématiques locales. Ce que nous appelons démocratie par en bas, faisons-en le test, ne serais-ce que dans quelques endroits. La chose la plus difficile en Grèce est la concertation autour des problématiques locales. Nous ne découvrons pas l’eau chaude, des exemples d’alternatives abouties existent ici, il nous faudra apprendre des expériences d’autres pays d’Europe du sud, mais aussi d’Amérique latine. Et il est probable qu’au niveau local nous repensions quelques programmes dotés d’une forte dose de volontarisme de gauche tout en évitant un enfermement localiste. Alors nous prendrons la mesure du caractère asphyxiant du corset actuel et il faudra repenser les priorités de développement. C’est ce que fait actuellement Rena Dourou (présidente SYRIZA de la région Attique depuis mai 2014, NDT) en Attique. Elle a trouvé un certain nombre de choses entérinées, elle ne peut pas tout changer et elle va, en fonction des décisions préexistantes, améliorer ce qui est possible de l’être. Et ce n’est pas peu.