Un article du journal Epohi au sujet des conséquences de la crise en terme d'aménagement du territoire et de développement régional.
Alors que les
politiques sociales et économiques s’enrayent, l’espace et le territoire ne
peuvent être ignorés par la gauche si celle-ci tient à ce que sa politique de
développement soit qualitativement compatible avec son idéologie. C’est
pourquoi l’annonce par Alexis Tsipras à Thessalonique que se tiendront treize
congrès régionaux de SYRIZA afin que soient mis sur pied ses programmes
régionaux a suscité l’optimisme, dans la mesure où la dimension régionale n’a
jamais caractérisé la politique dominante en Grèce.
I Epohi a pensé qu’une interview avec le professeur Kostis
Hatzimichalis, grand connaisseur du sujet, porteur d’expériences de luttes sur
plusieurs décennies, et connu internationalement, pourrait aider. Les questions
et problématiques régionales sont aujourd’hui très aigues, alors que nous nous
trouvons dans la sixième année de crise et de purge néolibérale. Il s’agit d’un
champ très complexe de notre réalité sociale. Mais c’est aussi la source de
notre scepticisme. La mise en place si précipitée, et si insuffisamment
documentée du point de vue scientifique, des conférences régionales, en est la
première raison. La seconde est organisationnelle. Car il est humainement
impossible, avec ce type de préparation, que soit mis en valeur le savoir
social de membres et d’amis du parti, par leur participation et leur
contribution. Considérons, malgré tout, qu’il s’agit d’un premier pas positif
et essayons, tant que possible, qu’il soit substantiel et dépasse les habituels
clichés de la communication.
Interview réalisée par Pavlos Klavdianos – 09/11/2014
Au bout de six ans de crise, et malgré l’absence de nombreuses données,
il me semble que nous pouvons parler des conséquences de celle-ci sur les
équilibres régionaux de notre pays.
Il est vrai que nous
n’avons pas de données issues de recensements. Le recensement de 2011 a eu lieu
au début de la crise, seule une partie de ses données sont accessibles et nous
n’avons d’informations sur l’emploi par régions que dans les recherches sur la
force de travail. Ce qui apparaît de façon certaine comme tendance jusqu’aux
mesures fiscales de 2014 c’est que les centres urbains, les grands en particulier,
sont les plus touchés, que les zones touristiques sont touchées à un niveau
intermédiaire, mais de façon particulièrement inégale entre elles, tandis que
les régions agricoles qui produisent des denrées demandées sur le marché
intérieur et international semblent moins frappées – relativement toutefois,
car elles ont aussi beaucoup souffert.
Paupérisation généralisée
A partir de la façon dont l’économie grecque s’est tenue face à la
crise, pourrait-on dire qu’un équilibre régional s’est maintenu de façon peu ou
prou satisfaisante ?
Déjà avant la crise,
nous avions des structures régionales particulièrement inégales. C’est le
résultat des décennies de modernisation et de la préparation des Jeux
Olympiques, lors desquels les crédits de l’UE et les investissements d’Etat
n’ont pas été utilisées de façon productive, de façon à aider les régions qui
en avaient besoin. Au contraire, des sommes énormes ont été investies dans les
grands centres urbains, surtout à Athènes, provoquant un creusement des
inégalités régionales. Dans ce contexte de force productive particulièrement
inégale et déjà diminuée, la crise arrive et s’installe, elle provoque un effet
démultiplicateur sur ces résultats néfastes et une paupérisation généralisée
partout. Si on considère cela au niveau régional, des grandes unités
régionales, on observe un nivellement global vers le bas. Quand en revanche on
change d’échelle, que l’on va à l’intérieur des régions et que l’on considère
le niveau local, les différences augmentent considérablement. C’est-à-dire que
la crise a entraîné une paupérisation de la population globale et relativement
homogène au niveau des régions, mais à l’intérieur de chaque région les
différences sont plus importantes.
Comment les politiques mémorandaires ont-elles impacté les équilibres
régionaux ?
Elles ont
dramatiquement et globalement réduit les salaires, les prestations sociales,
les retraites et ont détérioré les relations de travail. Ce qui a eu des
conséquences plus importantes au niveau local que régional. Par exemple, dans
l’ensemble du pays, les salaires, allocations et pensions pesaient à hauteur de
20% dans le revenu disponible d’un ménage moyen. Mais en allant au niveau local
en regardant là où sont concentrés les fonctionnaires, les retraités, là où les
relations de travail ont été dramatiquement transformées, alors l’image se
modifie. On voit des endroits en Epire, en Macédoine de l’Ouest, en Nord-Egée,
où les coupes sombres ont concerné 50 ou 60% du revenu disponible, qui sont
plus en difficulté que des endroits comme Athènes ou Thessalonique où les
coupes concernent 30 à 35% du revenu disponible. A un niveau encore plus bas, environ
25%, se trouvent la Crète et les îles touristiques. On voit donc comment une
mesure mémorandaire globale a des effets totalement différenciés au niveau
local. Un autre exemple est la réduction des services publics au niveau local.
Ceci provoque un approfondissement des inégalités intra-régionales à partir du
moment où des écoles, services fiscaux, unités sanitaires et autres sont
fusionnés ou supprimés et que les familles doivent déménager vers les centres
urbains les plus proches.
Si nous parlions du rôle qu’a joué la fiscalité mémorandaire ?
A partir du moment où
le gouvernement des mémorandums a modifié les facteurs de contribution dans
l’intérêt des échelons de revenu les plus élevés et a intégré les échelons de
revenu les plus bas à la masse imposable, il y aura des conséquences inégales localement
sur le revenu disponible. Si les revenus les plus élevés se trouvent dans les
grandes villes et les zones touristiques littorales, alors l’impact y sera
moins négatif que dans les zones agricoles plus pauvres qui bénéficiaient d’une
exonération, le résultat étant que la probabilité d’appauvrissement de ces
dernières est plus élevée. L’ENFIA (impôt
récent sur les biens immobiliers, NDT) est lui plus orienté sur le plan
local. Ici, on a pour la première fois l’imposition à partir du premier euro,
l’imposition indépendamment de la maison, du jardin, de la parcelle, et l’imposition
de la terre agricole. Je ne suis pas de l’avis que l’on ne doive pas y toucher
fiscalement, au contraire. Mais j’estime qu’il s’agit d’une politique délibérée
de redistribution sociale et géographique de la richesse et de la terre au
profit de ceux qui disposeront de liquidités dans les années à venir, et qui ne
seront pas toujours le grand capital. Faut-il rappeler les « enrichis »
de l’occupation ?
Oublier tout ce que nous savions
Quel impact auront les privatisations des infrastructures en province –
aéroports, ports, dessertes maritimes, chemins de fer ?
Prenons l’exemple des
transports aériens. Les néolibéraux ont célébré la privatisation d’Olympic
Airlines pour créer la compétitive Aegean Airlines. Nous avons désormais un
monopole privé dont personne ne parle, avalisé par l’UE, etc. Si on ajoute la
privatisation des aéroports, c’est tout d’un coup la totalité du transport
aérien en Grèce qui, pour peu que soient prises en compte les conditions
d’accessibilité des îles éloignées, dépendront des objectifs de propriétaires
privés, avec de prévisibles conséquences négatives. Les routes nationales et
leurs innombrables péages sont désormais privatisés, de même pour les dessertes
maritimes et bientôt les chemins de fer. Nous serons confrontés à une situation
des transports dans l’espace grec qui modifiera radicalement les possibilités
de mener des politiques sociales dans les zones excentrées. Mais il y a une
autre dimension : la privatisation de ces infrastructures constitue une
usurpation de terre et de richesse publique, de valeur accumulée à laquelle a
contribué l’ensemble du peuple grec à travers la fiscalité. Les dizaines de
milliers d’hectares que représentent ces infrastructures – et il faut ici
mentionner le scandale de DEI (compagnie
nationale de l’électricité, NDT) – avaient été expropriées par l’Etat et
soudain il les offre au privé pour trois sous, en même temps que le monopole de
leur exploitation et la clientèle stable qui va avec. La privatisation des
transports intervient à un moment où le revenu disponible des ménages a diminué
avec pour résultat la limitation des déplacements, singulièrement en véhicule
particulier. Ceci impacte à son tour l’isolement des petites îles. Parce que
les entreprises qui assuraient le cabotage ont vendu les vedettes rapides et
ont placé sur les lignes rentables des navires conventionnels qui ignorent les
petites îles. Voici un exemple de mesure générale (la baisse des revenus) qui
impacte la spatialité. Si ce processus n’est pas stoppé dans son ensemble, nous
aurons sous les yeux dans dix ans une Grèce méconnaissable, dans laquelle tout
ce que nous connaissions n’existera plus.
Nous avons en plus
une offensive contre les institutions, une série de coups d’Etat
institutionnels qui changent totalement le cadre d’organisation du
développement régional, avec par exemple le fast
track (procédure accélérée
d’investissement, NDT). Les prétendus « investissements
stratégiques » ne sont plus contrôlés par les régions et les municipalités
qui paraît-il ont été créées pour cela. Désormais le ministre peut engager un
investissement qu’il considère d’importance stratégique, et en décider lui-même !
Que pouvons-nous ajouter sur les changements institutionnels ?
Sans exagération, je
pense que tout ce que nous savions sur la législation de l’urbanisme et de l’aménagement
du territoire jusqu’à l’été 2014, nous devons l’oublier. Les changements sont
si profonds que presque plus rien de ce qui précède n’est vrai. La loi sur les
forêts et les groupements immobiliers, l’urbanisation d’initiative privée, les
plans spéciaux d’aménagement que réalisent désormais des acteurs privés,
constituent un cadre néolibéral extrême qui dérèglemente tout ce qui avait un
lien avec l’intérêt public et réoriente la régulation de l’espace dans
l’intérêt du capital. Sur le littoral par exemple, ils ont reculé mais par des
amendements ils ont introduit le droit de délimitation du littoral, ce qui
était en fait le plus important. Et maintenant c’est ce qui a lieu, le
propriétaire pose une délimitation à la hâte et si en l’espace d’un mois le
comité de contrôle de la région en question n’émet pas de réponse – elle n’a
d’ailleurs pas de personnel pour cela – la proposition du propriétaire est
adoptée !
Comment la production agricole a-t-elle été impactée ?
Je ne suis pas
spécialiste mais par des collègues familiers de ce sujet j’ai l’image d’une
économie agricole qui, par rapport à d’autres secteurs, semble avoir résisté. Par
endroits on a même constaté une augmentation du nombre d’actifs. Il existe des
flux limités de la ville vers la campagne qui par contre diffèrent
qualitativement de la force de travail existante, et ceci renforce le secteur,
propulse les produits de qualité. Il commence à se créer, comme dans d’autres
pays d’Europe, une chaîne de production locale de produits alimentaires, avec
priorité aux produits de qualité, par exemple des vins, des fruits et légumes
standards, des fromages, de la charcuterie, et des cultures oubliées sont
réintroduites, comme les légumes secs et autres. Ceci ne concerne pas en
revanche toutes les zones agricoles mais celles qui se trouvent près des grands
centres urbains ou qui sont touristiques.
Le développement local ne les
intéresse pas
Comment le tourisme vient-il s’insinuer dans la problématique
régionale ?
En une décennie le
modèle touristique a beaucoup évolué. Ce qui est en place et que promeuvent le
gouvernement et les investisseurs, c’est le tourisme des grands hôtels cinq
étoiles, en général all inclusive, avec golf, marinas, spa, etc. Ces
investissements recherchent les meilleures zones littorales, celles qui ne
connaissent pas encore le tourisme de masse. On vante le fait qu’ils
favoriseront l’emploi local, le marché local et l’agriculture. Cependant les
investissements sont rarement réalisés avec des capitaux propres, ils reçoivent
d’importantes subventions de l’ESPA (Cadre
de Référence Stratégique National, sur la base duquel sont alloués une série de
fonds européens, NDT) et de l’Etat, et les retombées locales positives, qui
existent réellement, sont en fait bien plus modestes, ce qui est dû aux
stratégies des entreprises. Leurs approvisionnements sont rarement effectués
sur le marché local, elles importent massivement de l’étranger, le personnel
vient de toute la Grèce. La formidable huile de Crète, par exemple, n’est
utilisée par les grands hôtels de l’île que pour les huiliers que l’on voit sur
les tables. Et n’oublions pas que ces grands établissements ont des retombées
négatives sur l’environnement. Un certain nombre d’hôtels s’approprient même
des zones Natura, comme à Pylos et dans les centres en construction de Moni
Toplou à Sitia et à Nies Magnisias. De plus les conditions de travail et de
rémunération sont parmi les pires en comparaison avec d’autres branches.
Il est tout de même ahurissant que le tourisme ne puisse se lier à la
production agricole, qu’il ne crée pas d’emplois bien rémunérés.
Parce que ces grandes
unités, quand elles viennent investir en Grèce, viennent faire de l’argent. Le
développement local ne les intéresse pas. Ceci devrait être la préoccupation de
la municipalité, de la région, du gouvernement. Ils n’ont pourtant posé aucune
condition, leur ont donné la possibilité d’un fast track et ainsi ils font ce qu’ils veulent. Aucun accord
programmatique n’est intervenu au niveau régional ou local. Aucune condition
n’a été posée concernant par exemple ce qui serait fait au niveau des
embauches, sur ce qui serait acheté sur le marché local, quelle eau serait
utilisée, ce qui serait fait avec les déchets, etc.
Le redressement productif ne se
fait pas à la pointe du crayon
SYRIZA se lance dans une série de congrès programmatiques régionaux,
suite à Thessalonique (traditionnel
événement de rentrée des partis politiques, dans le cadre de la Foire
Internationale de Thessalonique, NDT). Elle se constitue donc une sorte de
politique régionale. Qu’en penses-tu ?
Mais SYRIZA a-t-elle
une politique régionale ? Je pose d’abord la question.
En tous cas, elle tente de la mettre en place, elle doit la mettre en
place.
Si cela est fait
c’est très positif, de même que l’importance des congrès régionaux en termes de
communication. Je crains toutefois qu’ils ne se limitent à la communication, à
la télévision. Maintenant, si en effet SYRIZA a une politique régionale, je
n’ai rien lu de tel, il se peut qu’elle en ait une et que je l’ignore.
A ton avis de quels éléments pourrait-elle être constituée ?
Je suis
particulièrement prudent quant à donner des conseils à une formation politique,
spécialement à SYRIZA. Toutefois, un pré-requis évident à n’importe quelle
politique, donc y compris régionale, est l’arrêt de l’offensive en cours contre
l’espace public et la richesse publique. Evidemment, ce premier pas inclut le
rejet du cadre institutionnel brutal qui préside aux privatisations, au
développement de l’espace, et à la destruction de la nature.
Allons plus loin. Que veux-tu dire, par exemple, quand tu parles de
rejet du cadre institutionnel ?
Changer ce dont nous
parlions au sujet des nouveaux plans d’urbanisme et d’aménagement du
territoire, des forêts, etc. Au niveau de la politique régionale, il est sûr
que les subventions qui sont toujours distribuées dans quelques endroits ne
sont pas suffisantes. L’important est de commencer à réfléchir au fait que le
redressement productif dont il est tant question signifie en même temps
redressement du pays en matière géographique et d’aménagement du territoire.
Cela ne se fait pas à la pointe d’un crayon. Réfléchissons aussi au fait que la
recherche de la justice sociale, qui préoccupe tout parti de gauche sérieux, ne
peut exister sans justice géographique et spatiale. Cela peut sembler
difficile, on nous dira que nous n’avons pas le temps, etc., mais c’est
indispensable, et c’est une chose que la politique régionale de l’UE ignore
ostensiblement en se faisant la promotrice du triptyque : concurrence
entre régions pour attirer les investissements, privatisations, et limitations
des ressources disponibles. Nous avons besoin d’une intervention sérieuse pour
repenser ces orientations, et je regrette que personne parmi nos députés
européens n’ait intégré la commission pour le développement régional du
Parlement.
Les contributions servant de cadre aux congrès régionaux vont à
l’envers, elles mettent beaucoup en valeur le programme central de
redressement. C’est cela la réalité.
Si telle est la
réalité réfléchissons à comment la changer, pensons que le local existe aussi,
la préoccupation du local et la force de la connaissance locale, de ceux qui
vivent les problèmes sur place. Ils connaissent bien mieux les problèmes que
ceux qui sont dans les bureaux. Chaque fois que l’on se rend sur le terrain et
que l’on discute avec les habitants du lieu sur les questions de développement,
d’économie et de production, on en revient toujours enrichi, avec une image
totalement différente de celle que l’on avait sur le sujet en question, sans
pour autant tomber dans le parcellaire et le particularisme.
Comment y parviendrons-nous ? A nous échapper du surplomb, du
centre, et à aller vers le local, à appréhender les inégalités interrégionales,
et surtout intra-régionales ?
C’est très difficile
et la tradition adéquate nous fait défaut, mais ce n’est pas impossible. Une
idée serait de tenir des congrès productifs locaux, pas à l’échelle régionale,
mais dans quelques endroits. Ici le redressement productif ne peut être séparé
des problématiques locales. Ce que nous appelons démocratie par en bas,
faisons-en le test, ne serais-ce que dans quelques endroits. La chose la plus
difficile en Grèce est la concertation autour des problématiques locales. Nous
ne découvrons pas l’eau chaude, des exemples d’alternatives abouties existent
ici, il nous faudra apprendre des expériences d’autres pays d’Europe du sud,
mais aussi d’Amérique latine. Et il est probable qu’au niveau local nous
repensions quelques programmes dotés d’une forte dose de volontarisme de gauche
tout en évitant un enfermement localiste. Alors nous prendrons la mesure du
caractère asphyxiant du corset actuel et il faudra repenser les priorités de
développement. C’est ce que fait actuellement Rena Dourou (présidente SYRIZA de la région Attique depuis mai 2014, NDT) en
Attique. Elle a trouvé un certain nombre de choses entérinées, elle ne peut pas
tout changer et elle va, en fonction des décisions préexistantes, améliorer ce
qui est possible de l’être. Et ce n’est pas peu.