La revue Spartakos revient sur les événements de 1974 à Chypre. Elle exprime un point de vue internationaliste sur la question. L'OKDE dont Spartakos est l'organe officiel avait soutenu le plan Annan en 2004. La version française est téléchargeable en PDF sur le site de l'organisation.
L’invasion militaire
turque à Chypre en juin 1974 a constitué le sommet d’un affrontement de 20 ans
entre la Grèce, la Turquie et Chypre. Aujourd’hui, 40 ans après, la plupart des
récits continuent de présenter les événements de 74 comme le résultat et
l’illustration de l’ « agressivité turque ».
Les versions
dominantes à gauche y ajoutent l’aspect « aventuriste » de la
politique de la junte grecque, mais également l’idée que « tout ceci
faisait partie d’un plan impérialiste, ayant l’indépendance de Chypre en ligne
de mire ». Ce scénario masque les causes réelles des événements de
74 : l’antagonisme impérialiste entre la Grèce et la Turquie (à
l’intérieur du cadre de l’OTAN, dont les deux pays font partie) ainsi que la
volonté de la bourgeoisie chypriote grecque de priver les chypriotes turcs (la
fraction la plus pauvre de la population de Chypre) de tout droit de contrôle
sur l’Etat et le gouvernement.
Ces interprétations dissimulent
également les énormes responsabilités de la gauche chypriote grecque, qui a
soutenu la politique de sa bourgeoisie contre les intérêts des travailleurs des
deux communautés.
La subordination des enjeux de
classe à la question nationale
La résistance qui
s’est manifestée à Chypre dans les années 50 contre l’occupation anglaise a été
soumise dès ses premiers pas à un contrôle étouffant de l’extrême-droite et de
l’Eglise Chypriote (Ethnarchie). L’AKEL (qui depuis les années 30 était un
parti de masse), a volontairement renoncé à toute tentative de diriger un
mouvement de libération mobilisant les masses laborieuses chypriotes grecques
et turques qui étaient organisées dans les syndicats qu’il contrôlait. Ainsi,
non seulement l’extrême-droite et l’Eglise sont devenues les forces dirigeantes
du mouvement indépendantiste, mais elles lui ont inoculé un contenu
anticommuniste, le tournant tant contre le mouvement ouvrier organisé que
contre les chypriotes turcs.
L’AKEL a accepté la
perspective politique que dessinait la collaboration de l’EOKA avec Makarios,
qu’il a systématiquement soutenu tout au long de cette période, jusqu’en 74. Il
a soutenu l’objectif d’ « union avec la Grèce », à la réussite
duquel il a subordonné les intérêts de la classe ouvrière afin de parvenir à
l’union nationale des travailleurs et de la bourgeoisie chypriotes grecs. En
bien des cas il s’est entrepris à convaincre la classe ouvrière de faire preuve
de « mesure » dans ses revendications contre les capitalistes. Par
cette politique il ne pouvait bien sûr pas s’adresser aux travailleurs
chypriotes turcs, qui ont commencé à déserter les syndicats communs.
L’agression du régime contre les
chypriotes turcs
En réalité, tout au
long des années 60, se développe une tentative ostensible des capitalistes
chypriotes grecs de dominer l’ensemble de l’île et de transformer la population
chypriote turque en citoyens de seconde zone. Immédiatement après
l’indépendance (1959), Makarios détruit toutes les garanties constitutionnelles
favorables aux chypriotes turcs (les 13 points – 1963). De plus, les forces
armées chypriotes grecques attaquent les zones chypriotes turques et commettent
des meurtres (événements de 1963 – 64). Samson, le putschiste de 1974, était le
chef de cette bande et obtînt le titre de « boucher d’Omorfitas », où
furent massacrés au moins 350 chypriotes turcs. La population chypriote turque
dût se réinstaller dans des enclaves, qui constituèrent 4% du territoire (alors
qu’elleconstituait 18% de la population de l’île). Ces enclaves restèrent dans
le plus strict isolement pendant 5 ans (la libre circulation fut interdite
jusqu’en 1968), et sous surveillance militaire jusqu’en 1974. Dans les années
suivantes eurent lieu de nombreuses attaques meurtrières des forces armées chypriotes
grecs contre les enclaves turques, le but poursuivi par la bourgeoisie
chypriote grecque, la direction Makariadiste, et l’extrême droite étant
d’helléniser l’ensemble de Chypre en forçant par la terreur les chypriotes
turcs à quitter l’île (événement de Mansouras-Kokkinon en 64 et de Kofinou –
Agion Theodoron en 67).
Dix ans avant
l’invasion turque, les massacres de masse de chypriotes grecs et leur expulsion
des zones où ils vivaient, le gouvernement chypriote grec avait fait exactement
la même chose contre les chypriotes turcs, avec le soutien de l’Etat grec et la
connivence de la gauche chypriote grecque.
L’antagonisme des bourgeoisies de
Grèce et de Turquie
Tout au long de ces
années, l’affaire chypriote a constitué le principal terrain sur lequel s’est
manifestée la concurrence entre les deux impérialismes locaux (Grèce et
Turquie). Pour les bourgeoisies des deux pays, les années 50 sont une période
dans laquelle elles tentent de se renforcer stratégiquement via l’intégration
au mécanisme impérialisme de l’OTAN, et d’affirmer leur rôle dans la région
comme meilleur soutien de l’impérialisme. Ces tentatives mettent ces deux
bourgeoisies en position frontale. La question de Chypre acquiert une
importance particulière dans le cadre de cet antagonisme, quiconque parvenant à
contrôler ce « porte-avion insubmersible » pouvant renverser en sa
faveur le rapport de forces qui s’est créé entre les deux pays.
Confrontation entre directions
politiques grecque et chypriote grecque
Côté grec, on promeut
l’idée de l’ « Enosi » (Union), dans un premier temps de concert
avec la direction chypriote grecque. La Turquie, quand elle comprend que la
perspective de rattachement de Chypre à la Grèce est possible, revendique tout
d’abord la « double union », puis finalement la concession de bases
dans l’île, ce dont discutent aussi les gouvernements grecs. Mais la
bourgeoisie chypriote grecque venait de construire un Etat qu’elle voulait
contrôler elle-même, sans y partager le pouvoir avec le capitalisme grec. Le
désaccord devient particulièrement visible à partir de 1964, quand G.
Papandréou annonce sa ligne dite de « centre national », selon
laquelle Chypre doit « s’harmoniser » avec la politique d’Athènes.
Makarios refuse et le gouvernement Papandréou envoie Grivas (dirigeant de
l’organisation fasciste X pendant l’occupation et la guerre civile) à Chypre.
En juin 1964 le gouvernement grec le nommera commandant de la « Haute
Autorité Militaire de Défense de Chypre » (ASDAK), le faisant de fait chef
de la Garde Nationale, comme de l’ELDYK (Force Grecque à Chypre). La Garde
Nationale est refondée par des officiers grecs, sur lesquels Makarios ne peut
avoir le moindre contrôle.
Durant toute cette
période se développe un rude antagonisme entre directions politiques grecques et
chypriotes grecques, qui se manifeste par des attaques des forces armées
chypriotes grecques contre les enclaves chypriotes turques, chaque fois que
gouvernements grecs et turcs se trouvent proches d’un accord de partage de
l’île. La bourgeoisie grecque poursuit l’intégration de Chypre (moyennant
quelques compensations à la Turquie), tandis que la bourgeoisie chypriote
grecque s’y oppose, cherchant à conserver le contrôle total de son Etat. Ainsi,
des attaques contre les enclaves turques ont lieu, auxquelles répondent des
menaces d’intervention de la Turquie, puis des USA pour empêcher la Turquie de
mettre ses menaces à exécution.
C’est aussi dans le
cadre de cette confrontation que se forme l’image de la politique extérieure
« multipolaire » de Makarios. Il s’emploie à exploiter les
contradictions de l’époque de la guerre froide, sans pour autant mettre en
cause l’orientation stratégique du capitalisme chypriote qui fut toujours
tourné vers l’ouest, c’est pourquoi il ne revendique jamais le départ des bases
britanniques de l’île.
La Junte grecque et Chypre
La junte grecque a poursuivi la politique des
gouvernements précédents et imaginait pouvoir régler le problème de son
affrontement avec les capitalistes chypriotes grecs en réalisant un mouvement
décisif, c’est-à-dire un coup d’Etat renversant Makarios et, de fait annexant
l’île. Elle imaginait ainsi donner un sursis au régime militaire agonisant.
Elle pensait que les USA (comme cela s’était produit les années précédentes)
empêcheraient la Turquie d’intervenir.
Elle n’avait en
revanche pas pris en considération ces deux paramètres :
D’abord que les USA,
dont la politique aurait logiquement dû consister à empêcher la guerre entre
deux pays membres de l’OTAN, n’avaient dans ce cas précis aucune raison de
soutenir le sauvetage d’un régime agonisant.
Ensuite que la
direction chypriote grecque n’était en aucun cas fidèlement acquise à la
perspective d’intégration de Chypre à la Grèce.
Le discours de
Makarios au Conseil de Sécurité de l’ONU le 19/07/1974 est à ce titre
caractéristique. Il y condamne les événements de Chypre en parlant d’ « …une invasion violant l’indépendance
et la souveraineté de la République. Et l’invasion se poursuit, puisque des
officiers grecs se trouvent à Chypre. […] Comme je l’ai déclaré, les événements
de Chypre ne constituent pas une affaire interne aux grecs de Chypre. Le coup
d’Etat de la junte grecque est une invasion dont l’ensemble du peuple de Chypre
subira les conséquences : tant les grecs que les turcs ». C’est l’expression la plus
caractéristique de l’opposition de la classe dirigeante chypriote grecque à la
perspective d’union Grèce – Chypre. En toute probabilité Makarios pensait
pouvoir renverser une fois de plus la situation qui était la sienne en
utilisant l’affrontement gréco-turc, tandis que comme dans le passé, les USA
interviendraient et empêcheraient l’invasion turque.
Il se trompait lui
aussi. La Turquie s’est lancée dans une intervention militaire, car
l’antagonisme gréco-turc était désormais hors contrôle.
La première phase du
problème chypriote a été résolue par la tragédie qui a frappé en plusieurs
phases (63 et 74) les masses laborieuses des deux communautés : massacres,
réfugiés, disparition de chypriotes turcs et grecs.
Aurait-il pu exister
une autre issue ? La réponse à cette question a à voir avec le rôle de la
gauche.
La tragique inexistence de la
gauche chypriote grecque
A partir des années
50, l’AKEL qui était un des plus importants partis communistes d’Europe et du
Moyen-Orient, est passé à côté d’une grande opportunité de développement d’un
mouvement anticolonialiste à Chypre. Cela aurait supposé une décision de l’AKEL
visant à intégrer dans les rangs du mouvement de libération les travailleurs
chypriotes grecs et turcs, qui dès les années 30 avaient commencé à s’organiser
dans des syndicats communs et à réaliser des grèves communes contre le
colonialisme et les capitalistes chypriotes grecs.
Le développement d’un
mouvement de libération regroupant les deux communautés supposait aussi
l’existence d’une perspective politique d’Etat démocratique, avec garantie
constitutionnelle des droits de la minorité chypriote turque, incluant aussi
leur droit à accéder et à contrôler véritablement les fonctions
gouvernementales et militaires.
Mais un tel mouvement
de libération ne pouvait être organisé par l’AKEL qui subordonnait les enjeux
« de classe » à l’enjeu « national » et allait jusqu’à
s’ « autocritiquer » de ne pas avoir soutenu depuis le début
l’EOKA chauvine et anticommuniste du personnage d’extrême-droite Grivas.
Il aurait fallu une
gauche anticapitaliste et internationaliste susceptible d’organiser un
mouvement anti-impérialiste de libération nationale de tout le peuple
travailleur. L’AKEL n’était pas (et n’est bien sûr pas) cette gauche.
A Chypre aussi, il faut une
gauche anticapitaliste.
La seule façon de
« résoudre le problème chypriote » est la lutte commune des
travailleurs chypriotes grecs et turcs contre les capitalistes des deux camps.
Et des deux côtés, cela ne peut se produire que grâce à une gauche plaçant les
intérêts de classe de toute la classe ouvrière de l’île au-dessus des intérêts
« nationaux » et affrontera les capitalistes de son propre camp. Pour
cela, il est indispensable que la gauche à Chypre et en Grèce s’affronte résolument
à tous les stéréotypes de « son propre camp ».
La possibilité
d’existence d’un Etat chypriote démocratique des chypriotes grecs et turcs ne
dépend pas de la forme qui pourra être la sienne (unitaire, fédéral ou
confédéral), mais de la reconnaissance du droit des chypriotes turcs à
participer à la constitution de l’Etat commun en toute égalité, comme une des
nationalités constitutives et non comme une minorité, dont le sort dépendrait
de ce que la bourgeoisie chypriote grecque serait prête à lui concéder.
Une telle trajectoire
est-elle utopique ? Non. Il y a juste onze ans, en 2003, une grande
opportunité a été loupée. Il s’est produit du côté chypriote turc une véritable
insurrection, qui a renversé le gouvernement nationaliste de Denktaç et a
installé un gouvernement acceptant la perspective de création d’un Etat
chypriote unitaire pour les deux nationalités. Pourtant, le mouvement chypriote
grec n’a pas eu la capacité de se lier aux chypriotes turcs révoltés, avec
toujours une responsabilité de la gauche. Seule une gauche anticapitaliste peut
placer les intérêts de l’ensemble de la classe ouvrière de l’île au-dessus des
intérêts « nationaux ». Une gauche anticapitaliste qui à Chypre et en
Grèce s’affronterait résolument à tous les stéréotypes de « son propre camp ».
Une telle gauche peut ouvrir la voie à l’organisation de luttes communes aux
classes ouvrières des deux côtés contre les capitalistes des deux côtés, contre
les mécanismes impérialistes dans lesquels la bourgeoisie chypriote grecque est
intégrée ou prête à l’être (UE, OTAN, alliance avec Israël, bases
britanniques), contre les fascistes de l’ELAM (Front National Populaire) et de
l’Aube Dorée qui soutiennent le dogme selon lequel « la solution, c’est
l’absence de solution » afin d’ancrer le nationalisme et perpétuer la
séparation des deux communautés.
L’unité des
mouvements et de la classe ouvrière des deux côtés est une condition
indispensable pour la perspective anticapitaliste. Et la perspective
anticapitaliste et communiste est la seule qui puisse définir une solution
juste et précise pour la coexistence des deux camps.